De l’atelier de la cave à la légende Hi-Fi : Le parcours de Saul Marantz

C’est dans le New Jersey de l’après-guerre que commence véritablement l’aventure Marantz. Saul Marantz (1911–1997) n’est pas un ingénieur à la base, mais un designer industriel et guitariste de jazz. Agacé par la médiocrité de la restitution sonore des équipements grand public de l’époque, il décide dès les années 1940 de concevoir ses propres solutions. Ce penchant pour l’autoproduction deviendra vite la marque de fabrique Marantz.

  • 1952 : l’année décisive. Saul Marantz termine un préamplificateur qui deviendra culte : le Model 1. Assemblé à la main dans son sous-sol, ce boîtier multiplie les innovations et répond pour la première fois aux besoins exigeants des amateurs de musique voulant tirer le meilleur des microsillons naissants (RIAA, NAB, Columbia et même 78 tours).
  • Le succès du Model 1 incite Marantz à fonder la Marantz Company en 1953. L’aventure industrielle commence, avec une philosophie simple : précision sonore extrême, robustesse mécanique, et design intemporel.

Ce parcours entrepreneurial, où la passion et l’exigence priment sur le compromis industriel, est déjà en soi un premier jalon de la légende Marantz.

Pourquoi le Model 1 a-t-il marqué un tournant ?

L’importance du Model 1 tient à plusieurs raisons majeures :

  • Respect strict des courbes de correction RIAA : alors que les normes ne sont pas encore universellement répandues, le Model 1 permet l’écoute fidèle des nouveaux disques vinyle, qui nécessitent une égalisation spécifique.
  • Modularité et souplesse d’utilisation : avec ses modules enfichables et ses options de personnalisation (égalisation, filtres, entrées multiples), il ouvre la voie à une nouvelle manière d’envisager la chaîne audio domestique.
  • Qualité de fabrication : équipé de composants triés, de contacts dorés et d’un câblage en l’air, chaque pièce sort du lab comme un instrument de précision. À l’époque, cette approche quasi artisanale est révolutionnaire.
  • Esthétique unique : le look alu brossé, les sérigraphies précises, l’ergonomie. Saul Marantz comprend que l’expérience Hi-Fi est aussi visuelle et tactile, pas seulement sonore.

Le Model 1 a vendu environ 1300 exemplaires en cinq ans (source : Audio Heritage Japan), un exploit pour une machine fabriquée à la main à cette époque.

De la stéréo à la quadriphonie : Marantz à l’avant-garde de la technologie et du design

La grande époque des amplificateurs de puissance

Au Model 1 succèdent rapidement les Model 2, Model 5, puis le mythique Model 8B (1962) qui deviendra l’ampli de puissance à tubes le plus célèbre de l’histoire Marantz (30 W/canal, push-pull EL34). Son secret ? Une architecture symétrique avec transformateur de sortie d’une qualité rare, qui assure un taux de distorsion inférieur à 0,1 % même à puissance maximale. Dès 1958, Marantz lance aussi le Model 7, un préampli stéréo à lampe salué par la presse pour son silence et son absence de coloration (plus de 120 000 exemplaires écoulés jusqu’en 1968 selon Stereophile). Il reste aujourd’hui un Graal pour les audiophiles collectionneurs.

La transition vers le tout-transistor

Avec l’arrivée du transistor au début des années 60, Marantz n’hésite pas à bousculer les codes. En 1966, la firme dévoile le Model 15 (ampli de puissance) et le Model 7T (préampli à transistor). Pour l’époque, la prouesse est de taille : offrir la pureté musicale et la musicalité des lampes, mais avec la stabilité, la fiabilité et le faible bruit du transistor. Ce passage de relais, beaucoup de concurrents (Scott, McIntosh, Fisher, etc.) l’ont vécu, mais Marantz a su conserver son identité sonore. Et surtout, la société reste fidèle à des schémas entièrement différenciés, à la pure classe A/B, avec une réserve dynamique étonnante.

La naissance des amplis intégrés modernes et du « son Marantz »

Le Model 18, lancé en 1967, incarne une petite révolution. Premier intégré Marantz avec tuner FM et affichage Scope, il attire d’emblée les amateurs de musique et de technique. Le look, le toucher, la stabilité : la griffe Marantz ! Derrière ces modèles cultes, on retrouve toujours l’exigence de Saul Marantz de ne jamais sacrifier la musicalité à la fiche technique. Ce n’est pas un hasard si, encore aujourd’hui, le « son Marantz » est associé à chaleur, précision, respect du timbre et absence de dureté.

Innovation technique, exigence humaine : la philosophie Marantz

Une quête permanente de la fidélité

Contrairement à certains concurrents dont les produits étaient pensés avant tout pour l’ingénierie de masse ou la conquête de parts de marché, Saul Marantz a toujours mis la reproduction fidèle du son au-dessus de toute autre considération. Quelques principes démontrent cette philosophie :

  • Une rigueur extrême dans les tests d’écoute : chaque prototype subit des mois de comparaisons « à l’aveugle » et d’écoutes critiques, y compris sur de vrais enregistrements classiques, jazz, voix humaines.
  • L’utilisation de composants de qualité militaire sur bien des modèles « phares » (condensateurs Sprague, résistances Allen-Bradley…)
  • Une modularité : préamplis à modules, amplis « user serviceable » (possibles à entretenir pour l’utilisateur), schémas souvent publiés pour encourager les réparations et évolutions.
  • Un design signature : façades en alu, sélecteurs moletés, « pilot lamps » jaunes, logos élégants — Marantz fait entrer la hi-fi dans le salon chic.

L’art du service après-vente et la culture de la réparation

Dès les années 50, le service Marantz offre une documentation très détaillée (schémas, listes de pièces détachées) pour permettre aux utilisateurs de réparer ou d’upgrader leur appareil : une démarche rarissime à l’époque. De nombreux produits Marantz — d’époque — sont encore réparables voire restaurés « comme neufs » (preuve ultime d’une philosophie durable).

Des chiffres, des records, des anecdotes : Marantz en quelques éclats

  • Le Model 9 à lampe (1961), célèbre bloc mono à KT88, se vend plus cher en occasion aujourd’hui qu’à l’époque neuve : parfois jusqu’à 10 000 € (source : Cool Hunting).
  • Le Model 7, considéré par beaucoup (dont Ken Kessler, journaliste britannique spécialiste) comme le « meilleur préampli à tubes jamais fabriqué en série ».
  • En 1970, Marantz passe sous contrôle de Superscope, puis, la marque poursuit une carrière internationale, surtout au Japon où les ingénieurs développeront des intégrés légendaires (PM, SM, SC séries…)
  • Certains modèles (ex : Model 19 ou Model 500) figurent encore régulièrement dans les comparatifs de référence des revues audiophiles modernes (Stereophile, Hi-Fi News, Vintage Hi-Fi…)

Marantz, plus qu’un logo : héritage mondial et culture de la passion

Si Saul Marantz est reconnu comme un pionnier, ce n’est pas seulement pour avoir inventé des produits marquants ou imposé un standard de qualité sonore. Son héritage, prolongé bien au-delà des années 1960, continue de façonner l’approche moderne de la « qualité d’écoute ». La culture Marantz a fortement inspiré les écoles d’ingénierie audio américaine et japonaise, a nourri la passion de collectionneurs et d’audiophiles du monde entier, et a influencé une multitude de concurrents et de partenaires (Luxman, Accuphase, Pioneer Elite, NAD…).

  • La philosophie de Saul Marantz — rendre la haute fidélité accessible, mais sans jamais rogner sur l’essentiel — reste aujourd’hui un modèle d’inspiration, même chez les designers d’amplis à lampes les plus jeunes.
  • Nombre d’innovations (régulation de volume à faible bruit, alimentation séparée, topologie à étage différentiel…) lui doivent beaucoup.
  • Enfin, la « Marantz Sound », cette recherche du médium fluide, chaleureux, jamais fatigant, continue de faire vibrer des générations d’amateurs — preuve qu’un vrai pionnier touche bien plus que la technologie : il touche l’émotion.

Pour qui s’intéresse, au-delà des circuits, à la façon dont une passion peut transformer une industrie, Saul Marantz reste une figure fondatrice, et un phare dans l’univers toujours mouvant de la haute fidélité.

Pour aller plus loin